Si la FSGT va fêter ses 90 ans en 2024, elle est également l’héritière d’une histoire plus ancienne. Une histoire qui remonte à la progressive prise en compte de la question sportive par le mouvement ouvrier au début du 20e siècle…
Avant de commencer cet article sur la naissance du sport ouvrier dans l’Hexagone, il est important de reconstituer le visage qu’offre alors le sport français à la fin du 19e siècle : militariste et nationaliste pour le versant gymnique, bourgeois et élitiste pour la dimension sportive.
Les figures qui l'incarnent sont clairement les mêmes qui embrassent une industrialisation accélérée d’une extrême violence sociale et politique pour la classe ouvrière. Pierre de Coubertin s'avère par exemple être un homme de droite à une époque où les revendications populaires se règlent encore à coup de baïonnettes et de pelotons d’exécution…« Le socialisme, quelle que soit sa couleur, ne peut produire de bon effet », déclarait-il d’ailleurs en 1887.
Mais le peuple existe ! Il faut le tenir et les activités physiques et sportives semblent donc très intéressantes pour l’encadrer et l’occuper. Altius, citius, fortius (« plus vite, plus haut, plus fort ») et que tout le monde reste à sa place.
Parallèlement, des tentatives d’organisation du sport émergent également au sein du mouvement ouvrier grâce à plusieurs de ses acteur·rices… Prenons le cas de Paschal Grousset, un membre de la Commune de Paris passionné de pédagogie et militant anticlérical. Déporté en Nouvelle-Calédonie après la « semaine sanglante », il s'en évade en 1874 pour rejoindre l'Angleterre, via l'Australie, et découvre la place quasi-religieuse qu’occupe le sport au sein du prolétariat londonien. Rentré en France et devenu député socialiste indépendant, Grousset se lance dans l'aventure de la Ligue nationale de l’éducation physique qui est fondée en 1888.
Pendant ce temps, en Alsace annexée, notamment à Strasbourg ou à Schiltigheim, des sociétés gymniques ouvrières, influencées par un sport ouvrier allemand déjà puissant et soutenu par une imposante social-démocratie consciente de l'enjeu de l'encadrement des masses et des jeunes, s’ouvrent enfin à d'autres disciplines.
De l’Union sportive du Parti socialiste…
En France, cette situation commence à intéresser certaines personnes. Parmi ces dernières, on trouve Abraham Henri Kleynhoff, le héros oublié du sport français… Si nous ne connaissons que des bribes de sa vie, on sait que ce Parisien né dans le 20e arrondissement de la capitale milite à l’époque dans les rangs du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, ce courant du mouvement ouvrier qui mélangeait un profond utopisme anticapitaliste et un étonnant sens du pragmatisme, en s’investissant par exemple dans le réseau des coopératives ouvrières, et qu’il travaille en tant que journaliste.
Mais surtout et avant tout, Kleynhoff est un sportif. Amateur de football (il vantera toujours les qualités de « ce sport de caractère socialiste dans lequel les équipiers coordonnent tous les efforts et leur volonté en vue d’une action collective et d’un résultat d’ensemble »), il participe également à une course cycliste aux côtés de confrères organisée par le journal Gil Blas en octobre 1904.
Ils et elles sont encore peu nombreux·ses, en ce début du vingtième siècle, à partager la passion athlétique. En particulier au sein du mouvement ouvrier où règne une défiance instinctive pour ce qui est alors d’abord considéré comme un loisir bourgeois…
D’abord par résignation, (« À l'ouvrier exténué par sa tâche quotidienne qui rentrait las de son labeur dans un logis déplaisant, il était difficile de demander de parfaire son instruction (…) Quant à lui demander de faire du sport, c'eût été une amère dérision n'est-il pas vrai ? », écrivait Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, dans la revue Floréal en 1919), mais aussi par un rejet de ses premières perversions, dont l’extension du domaine d’exploitation du capitalisme. En 1907, le journal Le Socialiste s’indignait ainsi déjà de la récente professionnalisation du foot anglais.
Néanmoins, Abraham Henri, qui entre à L’Humanité, le quotidien de Jean Jaurès, pour tenir la rubrique sportive (il y fera d’ailleurs signer un jeune débutant du nom d’Henri Barbusse), garde l’intime conviction que la classe ouvrière française doit s’organiser sur tous les terrains, y compris ceux de sport.
Car d’autres s’en préoccupent déjà. Les patronages catholiques sont partis à la reconquête des faubourgs et même de l’école, où la sphère laïque républicaine ne dédaigne pas les charmes des shorts et des maillots.
Il devient donc urgent de lancer une organisation sportive ouvrière en Île-de-France et Abraham Henri Kleynhoff possède un outil exceptionnel pour cela : son journal. C’est dans les colonnes de L’Huma que sera annoncée la création de l’Union sportive du Parti socialiste (ou SFIO, qu’il a rejoint) en novembre 1907 et ses trois missions essentielles : divertissement, propagande et hygiénisme. Plus tard, un appel est lancé à tous les organes du Parti et au-delà afin de soutenir l’initiative.
Il sera entendu. Notamment par Edmond Pépin, un autre socialiste passionné de sport. Compagnon au long cours du sport ouvrier, il déroulera, en 1938, le fil de ses souvenirs dans Sport, la revue de la toute jeune FSGT : « Par la voix du journal, des matchs étaient demandés aux socialistes et sympathisants adhérents aux formations bourgeoises, lesquelles, composées comme il se doit d’une majorité d’ouvriers. Ce fut donc très naturellement qu’un soir nous nous retrouvâmes à quelques-uns autour de Kleynhoff, venant lui offrir quelques équipes à rencontrer. Pour mon compte, je lui proposais l’Éducation physique populaire gervaisienne [Seine-Saint-Denis], qui, à cette époque, brillait. »
… à la FSAS !
Le sport ouvrier francilien est lancé. Les Universités populaires, ces associations locales d'éducation pour adultes, mais surtout les Jeunesses socialistes ou de nombreuses coopératives montent des sections sportives dans la région. Mais les clubs se multiplient également dans le Nord, dans l’Aube et dans le Sud-Ouest, où des structures ouvrières gymniques se joignent à l’aventure, et tout cela entraîne la naissance de la FSAS (Fédération sportive athlétique socialiste) le 1er janvier 1909.
Si cette organisation fédérale reste de taille modeste avec seulement quelques milliers de licencié·es, l’odyssée commence enfin. Le sport socialiste, qui très vite s’ouvre aux syndicalistes ou anarchistes, rencontre plusieurs premiers succès et le visage de Pierre Chayrigues, l’immense (et pas par la taille...) portier de l’équipe de football du Red star de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), en symbolise d’ailleurs un.
Ne trouvant pas d’équipe qui tolère un goal aussi petit, Chayrigues, alors électricien en formation, est accueilli par le Club athlétique socialiste de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). C’est une des plus importantes structures de la petite FSAS qui organise, dès 1909, un challenge doté par le député socialiste Alfred Willm. Ayant remarqué son talent et son courage quand il faut se jeter dans les pieds des attaquants adverses, le Red Star le débauchera quelques années plus tard et lui permettra de connaître une belle carrière internationale.
Mais Abraham Henri Kleynhoff ne connaîtra pas cette suite. Soldat de l’armée française pendant la Grande Guerre, il meurt à Verdun en décembre 1916. Quelques challenges porteront son patronyme en guise d’hommage avant qu’il ne retombe malheureusement dans l’oubli. Car au même moment, le sport ouvrier et populaire s’engage dans une autre bataille et va bientôt connaître le temps des divisions…
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