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Colonialisme & sport : le cadeau empoisonné ?

Le sport a été un instrument de domination coloniale, puis un outil de revendication pour les peuples dominés. Retour sur ce paradoxe historique.

Équipe de basket féminin de la FSGT, à Alger, en 1949. La fédération disposait de trois comités départementaux dans l'Algérie coloniale.
Équipe de basket féminin de la FSGT, à Alger, en 1949. La fédération disposait de trois comités départementaux dans l'Algérie coloniale.

 

L’essor du sport dit moderne a accompagné l’établissement de l’impérialisme occidental aux XIXe et XXe siècles. Il constitua même une de ses formes de domination, en particulier sur le plan culturel, dans le cadre du colonialisme.


Les grands pays européens - notamment l’Angleterre et la France, mais aussi les Pays-Bas ou l’Italie -, qui étendaient leur emprise à travers le monde de manière directe ou indirecte, ont rapidement été confrontés à la nécessité de contrôler les populations des territoires sur lesquels ils plantaient leur drapeau. À l’instar de ce qui déroulait en Europe auprès de la classe ouvrière, le sport fut souvent perçu et utilisé pour intégrer les élites locales et parfois contrôler les populations « inférieures », ici dites « indigènes ».


Toutefois, ce processus se retourna souvent contre la puissance coloniale, contribuant au développement d’un sentiment national. Cet « effet pervers » joua un rôle non négligeable dans les mouvements d’indépendance après la Seconde Guerre mondiale. L’augmentation significative du nombre de membres au sein du CIO, passé de 59 en 1948 à 201 aujourd’hui, démontre à quel point le champ sportif se révéla essentiel, en termes de reconnaissance internationale, aux yeux des pays récemment décolonisés.


La diffusion des sports modernes européens a pris des configurations spécifiques selon les pays et les réalités sociales de chacun. Il convient de signaler, au préalable, que le colonialisme s’est souvent traduit par l’éradication des traditions et des jeux populaires locaux. À ce propos, le sociologue chinois Lu Yuanzhen affirme que la culture sportive occidentale a « telle une tondeuse à gazon, rasé la diversité culturelle du sport global pour y tracer des rangs bien ordonnés » (L’Anthropologie du sport, Éditions Rue d’Ulm, 2020).


Certaines pratiques traditionnelles ont néanmoins réussi à perdurer, telle la lutte sénégalaise. D'autres, comme les arts martiaux, ont été assimilées pour intégrer le schéma compétitif inhérent au sport moderne occidental. Un exemple de cette forme de résistance culturelle se trouve en Irlande, alors sous domination britannique, ou les républicains indépendantistes y fondèrent la Gaelic athletic association. Le hurling et le football gaélique se sont ainsi diffusés jusqu’à aujourd’hui, notamment parmi les communautés irlandaises immigrées aux États-Unis, au point d’être intégrés au programme sportif de l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis.


Cette même année, alors que la ville accueillait les JO, elle fut également le théâtre des « Journées anthropologiques », événements visant à exhiber les activités physiques des « tribus sauvages ». Dans une logique proche de celle des tristement célèbres zoos humains, comme celui où des Kanaks furent exhibé·es à Paris en 1931, les athlètes étaient logé·es dans des reconstitutions de leurs supposés « habitats naturels ».


Tout était conçu pour les rabaisser et illustrer la supériorité civilisationnelle de la « race blanche » par contraste avec les disciplines « modernes » des JO. Le sport devenait ainsi un outil de justification de l’infériorité prétendue des peuples colonisés et un moyen de légitimer le projet colonial occidental, et le programme comprenait notamment un concours d’escalade d’arbres, une compétition de lancer de boue, ou encore des combats entre membres des tribus autochtones amérindiennes Mohawk et Sénécas.


Chaque puissance coloniale a ensuite propagé ses sports de prédilection auprès des peuples dans les zones géographiques qu’elle occupait. Le cricket, en particulier, illustre bien ce phénomène. L’Anglais Cecil Headlam écrivait à ce sujet que la colonisation s’était déroulée en trois étapes :

« D’abord celle du chasseur, du missionnaire et du marchand, puis celle du soldat et de l’homme politique, et enfin celle du joueur de cricket. »

Aux yeux de ce joueur star de sa discipline au début du vingtième siècle, ce loisir « fournit également une formation morale, il est une école du courage, du sang-froid et de la retenue, bien plus utile pour le caractère de l’indigène ordinaire que le simple apprentissage par cœur d’une pièce de Shakespeare. »


Le cricket a connu néanmoins un destin singulier. Initialement associé aux goûts de l’élite sociale et aristocratique, par conséquent dédaigné par la classe ouvrière en Perfide Albion, il devint l’un des sports les plus populaires, aussi bien dans le sous-continent indien que dans certaines îles des Caraïbes comme Trinidad. Dans les Antilles britanniques, où se mêlaient descendant·es d’esclaves et immigré·es venu·es d’Asie, il s’est transformé en source de fierté nationale. Le grand joueur trinidadien Brian Lara donna son nom à un jeu vidéo sorti sur PlayStation en 1998, et il est possible de déambuler sur une promenade de Port of Spain, la capitale, portant son nom. Un peu comme l’écrivait Kateb Yacine, écrivain algérien, au sujet de la langue de Molière, définie comme « butin de guerre », le cricket fut capturé par ces peuples.


Le football reste, toutefois, l’exemple le plus emblématique. Le ballon rond s’est mondialisé extrêmement rapidement. Il fut d’abord un outil d’encadrement et parfois d’assimilation. L’exemple de Raoul Diagne l’éclaire parfaitement : ce joueur d’origine sénégalaise - fils du premier député africain siégeant au Palais Bourbon, plus tard nommé sous-secrétaire d’État aux colonies - symbolise à lui seul le projet assimilationniste de la France des années 1930 qui cherchait à concilier idéaux républicains et colonialisme bienveillant. Vedette du Racing club de Paris, champion de France en 1936, il fut aussi le premier « homme noir » à endosser le maillot bleu de la sélection nationale.


En Algérie, les autorités furent confrontées à un dilemme délicat : d’un côté promouvoir des clubs perçus être assimilationnistes, à l’image du Racing universitaire d’Alger cher à Albert Camus ; de l’autre contenir la multiplication des clubs « musulmans », susceptibles de nourrir un sentiment, sinon indépendantiste, du moins hostile à l’autorité française. À Constantine, la Ligue, fondée en 1927, comptait dès sa création quatre associations musulmanes sur 23 clubs. Pour endiguer cette réalité, le pouvoir colonial imposa en 1930 un quota d’au moins trois joueurs européens pour la composition des équipes musulmanes, puis cinq joueurs en 1935. La suite est davantage connue : en pleine guerre d’Algérie, plusieurs joueurs - dont certains évoluaient « en métropole », comme le légendaire Rachid Mekhloufi à Saint-Étienne - rejoignirent en 1958 l’équipe dite du FLN qui se voulait les prémices d’une équipe nationale, alors même que certains de ses membres étaient pressentis pour participer à la Coupe du monde de la Fifa en Suède avec la France.


L'Hexagone ne fut pas la seule à affronter ce paradoxe. Le sport ne rassemble pas toujours, il permet aussi de concrétiser les rapports de force et parfois de rendre évidente l’injustice. Le 11 juin 1957, l’Union Saint-Gilloise, club de Bruxelles, entame une tournée au Congo, joyau africain de la Belgique. À la suite d’une victoire jugée trop favorablement accordée par l’arbitre face à une sélection du cru, des émeutes explosent à l’extérieur du stade. Le bilan officiel recensa 132 blessés, 50 voitures détériorées et dix arrestations. Une violence qui annonça la fin de l’empire du roi Baudouin.


La réflexion sur le décolonialisme dans le sport ne s’arrête pas après les années 1960. Aujourd’hui encore, elle reste d’actualité. Ainsi, la Nouvelle-Calédonie possède sa propre équipe nationale de football, reconnue officiellement par la Fifa. Elle conserve même des espoirs de qualification dans la zone Océanie pour la Coupe du monde 2026 qui se tiendra aux États-Unis, au Canada et au Mexique. Il n’est donc pas exclu qu’elle y croise la route des Bleus...


L’héritage colonial est, de fait, loin d’être refermé. Le site Vertige Média rappelait en septembre dernier comment l’alpinisme a contribué au rêve impérialiste :

« Tout est bon pour étendre symboliquement les frontières de la domination européenne. En Himalaya, par exemple, les expéditions britanniques sous le Raj se lancent dès les années 1900 vers le Kangchenjunga, le K2 et l’Everest - rebaptisé au passage du nom d’un géomètre britannique, afin d’effacer gentiment les noms locaux déjà existants : Chomolungma au Tibet ou Sagarmatha au Népal. »

Encore aujourd’hui, comme en témoigne le film Kaizen du Youtubeur Inoxtag, le tourisme occidental vers les sommets s’inscrit dans un néo-colonialisme qui, lui aussi, sait toujours s’appuyer sur le sport.

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