« En RDA, le sport constituait un moyen d’exister à l’échelle internationale »
- Nicolas Kssis
- 1 juil.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 juil.
L’historien Julien Beaufils nous explique pourquoi et comment ce pays est devenu une usine à champion·nes.

La République démocratique allemande a disparu voici 35 ans. Établie par les Soviétiques dans leur zone d’occupation après la défaite du Troisième Reich, son existence, brève à l’échelle d’un État, s’est largement manifestée sur le terrain sportif. Le monde entier garde le souvenir des performances extraordinaires des athlètes de ce pays de seulement 17 millions d’habitant·es (deuxième au classement des médailles lors des JO de Séoul en 1988). Le récent livre de l’historien Julien Beaufils - Sport et politique en RDA (1969-1990), publié aux Presses de la Sorbonne Nouvelle - explore et éclaire la mécanique de la production de champion·nes dans le contexte singulier d’une société « socialiste ».
Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit à vous pencher sur le cas du sport en RDA ?
C’est d’abord le fruit du hasard, vraiment. Au fil de mes études, j’ai suivi un séminaire historique sur l’Allemagne pendant la guerre froide. Ensuite, en effectuant des recherches plus poussées, j’ai découvert cette problématique spécifique du sport en RDA : la manière dont le gouvernement, dirigé par le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, anciennement Parti communiste allemand), avait investi le champ sportif. C’est devenu de la sorte mon sujet de thèse.
Vous décrivez un sport mis au service de l’idéologie du parti et de la RDA...
Pour le gouvernement et le SED, le sport constituait effectivement un des moyens d’exister à l’échelle internationale. Il représentait un levier important et stratégique, car le gouvernement est-allemand y disposait d’une certaine marge de manœuvre. Sur les plans économique et diplomatique, son action était en effet contrainte, surtout par les enjeux de la guerre froide et la tutelle du « grand frère » soviétique. Mais en matière sportive, la RDA avait davantage de liberté dans sa politique propre, y compris par rapport à l’Ouest, en particulier la RFA. En Afrique subsaharienne ou bien en Égypte, les programmes de coopération proposés par l’Allemagne de l’Est étaient par exemple en concurrence directe avec ceux de son vis-à-vis occidental. Sur le terrain diplomatique, la RDA cherchait donc à exister et à faire reconnaître sa légitimité. Le contexte de la scène sportive internationale lui offrait, dans cette perspective, plus de marge de manœuvre, échappant partiellement à la logique des blocs.
Le sport est-allemand est aujourd’hui surtout résumé à la problématique du dopage. Pouvez-vous nous détailler les spécificités du recours aux « aides chimiques » en RDA ?
Effectivement, le dopage est presque devenu synonyme du sport en ex-Allemagne de l’Est. Dans la mémoire collective, la figure de la nageuse est-allemande avec ses larges épaules s’impose. La RDA incarne le parangon d’un système de dopage étatisé, contrôlé de près par la police politique du ministère de la sécurité, la Stasi (abréviation de Staatssicherheit). Ce système était pensé d’en haut, depuis le sommet de l’État, pour maximiser le nombre de médailles et de titres, et ce quel que soit le coût physique ou sanitaire pour les sportifs. Les pratiques dopantes étaient souvent mises en œuvre à l’insu des athlètes, qui ne savaient pas toujours ce qu’on leur administrait, généralement sous forme de cachets. Le dopage était un élément central dans la stratégie sportive est-allemande, intégré à un système bien plus vaste : repérage précoce des jeunes talents, entraînements intensifs et moyens importants mobilisés pour développer la performance de haut niveau.
Votre recherche se concentre principalement sur la DHfK (Deutsche Hochschule für Körperkultur) de Leipzig, une sorte d’université spécialisée dans les sciences du sport, pour décortiquer les ressorts originaux de cette fabrique à champion·nes...
La scientifisation de la performance et la volonté de reproduire cette dernière apparaissent surtout dans les années 1970 et 1980, quand les athlètes est-allemands sont enfin autorisés à participer à toutes les compétitions mondiales. Avant cela, l’Allemagne de l’Est se concentrait surtout sur le fait d’être admise dans les fédérations sportives internationales. On assiste alors à une volonté de « manufacturer » des champions en série à plusieurs niveaux. D’abord, en favorisant massivement la pratique du sport chez les jeunes : tests physiques à l’école, horaires importants consacrés à l’éducation physique et processus de détection systématique des athlètes prometteurs, ensuite orientés, sans toujours avoir le choix, vers des sortes de « sport-études » socialistes. Tout est organisé pour leur fournir les moyens d’exceller : enseignants particuliers pour les matières scolaires, entraîneurs spécialisés disponibles dès le plus jeune âge... C’est un système pyramidal, bâti pour produire les meilleurs athlètes mondiaux. En parallèle, on assiste à un essor remarquable des sciences du sport, de l’entraînement ou de la biomécanique. Certains acquis de cette période sont devenus des normes internationales, notamment en natation, preuve de leur efficacité.
Il semblait y avoir une véritable fascination pour la DHfK. En 1973, dans un numéro de Sport et plein air, on pouvait d'ailleurs lire : « C’est en 1950 que fut édifiée cette école supérieure d’éducation physique et sportive, qui rayonne à l’heure actuelle dans le monde entier. Moins de vingt ans après, les cadres sortis de cette école auront largement contribué à faire de la natation est-allemande la première d’Europe. » Que vous inspire cette citation ?
Il existait un regard curieux, parfois admiratif, envers la RDA et ses succès sportifs. Pas mal d’étudiants et de journalistes français, notamment dans les années 1970 et 1980, se rendaient sur place pour tenter de comprendre comment fonctionnait ce système. Cela dit, les révélations sur le dopage remontent aussi aux années 1970, car certains athlètes avaient fui à l’Ouest et raconté ce qu’ils avaient vécu. Il y avait donc déjà des fuites, mais c’est l’ouverture des archives, après la chute du Mur de Berlin, qui a révélé l’ampleur du phénomène. Le sport est-allemand était souvent perçu comme un modèle d’efficacité et de performance dans l’éclosion et la réussite des jeunes athlètes, y compris au-delà du bloc soviétique. Il existe notamment une relation particulière entre la France et la RDA. À l’Ouest, nous sommes sans doute ceux qui avons le plus observé ce qui se faisait en Allemagne de l’Est. Après la disparition de la RDA en 1989, de nombreuses fédérations sportives occidentales ont cherché à débaucher des entraîneurs est-allemands, souvent avec des rémunérations intéressantes. En France, par exemple, Eberhard Mund a été recruté par la Fédération française d’aviron dès 1990. Il a beaucoup contribué à réformer les méthodes d’entraînement et à rendre l’aviron français plus performant.
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