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Jeux vidéo | Et si l'Esport était un « vrai » sport ?!

C'est un des débats des débats qui anime actuellement le monde sportif, jusque dans les hautes sphères du Comité international olympique : l’Esport, autrement dit le sport électronique ou jeu vidéo pratiqué en compétition, doit-il être reconnu comme un sport à part entière ? Derrière cette problématique se cachent, évidemment, des dimensions financières et commerciales, mais également une redéfinition possible du phénomène sportif tel qu’il fut construit au cours du vingtième siècle.


L’Esport, ou sport électronique, est-il un sport ? La question peut sembler absurde, une

tautologie en soi. De quoi parle-t-on au juste ? « L'e-sport est difficile à définir, car il est en constante évolution », précise le sociologue Nicolas Besombes, « l'e-sport n'est d’abord

qu'une des formes de la pratique du jeu vidéo. Il démarre pourtant dès le début dans les années 80 avec les jeux d’arcades sur bornes dans les bars ou salles spécialisées. Basiquement, c'est la pratique du jeu vidéo en compétition entre compétiteurs en ligne ou dans une salle, amateur ou professionnel. C'est un univers protéiforme, avec de nombreux types de supports. Par ailleurs, contrairement à ce que son nom peut laisser croire, il ne concerne pas que les jeux inspirés des " vrais " sports, mais toutes les catégories : arcade, shooter à la première personne, wargames, etc.). »


Première précision, sur le plan institutionnel, le débat semble clôt, ou en passe de l’être. L’Esport est une discipline admise dans le cadre des Jeux asiatiques (reconnus par le Comité international olympique), d’abord en démonstration puis en compétition officielle dès 2022. Plus près de nous, Tony Estanguet, en charge de l’organisation de Paris 2024 a mis sur la table la possibilité d’accueillir « l’Esport, si populaire auprès des jeunes et aux valeurs potentiellement compatibles avec celles des JO, à la compétition de 2024 ».


Un message apparemment entendu, puisque le sixième sommet olympique à Lausanne (Suisse) a longuement parlé, le 28 octobre dernier, de ces pratiques « en forte croissance, en particulier chez les jeunes dans différents pays et (qui) peuvent constituer une plate-forme servant à la mobilisation au sein du mouvement olympique. » On reconnait bien là le souci du CIO : ne plus rater le train des «vecteurs» médiatiques innovants pour conserver ses droits télés et l’attention des publics « à fort pouvoir d’achat » (pendant ce temps le cricket, sport roi du sous-continent indien, reste étrangement absent). Et, malgré quelques réserves dont l’absence « d'une organisation garantissant la conformité aux règles et réglementations du mouvement olympique (antidopage, paris, manipulation, etc.) », il a été décidé, « d'engager un dialogue avec l'industrie du jeu et les joueurs afin d'approfondir ce sujet ».


Une discipline olympique

Certain·es sont, de la sorte, convaincu·es que ce n’est forcément plus qu’une question de temps, chiffres clés à la main. « Au risque de heurter certains collègues, je considère que l’Esport est un sport, tout comme il est une forme de divertissement moderne, un marché et

potentiellement une discipline olympique », explique ainsi Jean-Philippe Danglade, professeur de marketing au Kedge Business School à Bordeaux, dans une tribune parue sur Slate.com, « mais il est sans doute plus que tout cela, une culture qui se développe de manière exponentielle. On estime à 4,5 millions le nombre de spectateurs occasionnels ou réguliers de compétitions d’e-sport en France, à 850 000 le nombre de joueurs occasionnels ou réguliers de jeux vidéo compétitifs et à 102 le nombre de joueurs professionnels. »


Toutefois, on a pu aussi observer la levée de quelques boucliers pour le voir admis si rapidement sous le beau soleil des anneaux olympiques, en particulier l’argument massue qu’il ne correspond pas aux critères « athlétiques » minimums accolés à la définition du sport. Un discours qui laisse assez dubitatif Philippe Rodier, journaliste et ancien gamer, auteur

de Jouez sérieux - Le phénomène Esport raconté par les gamers (Marabout, 2017) :

« La perception culturelle diffère en fonction d’un pays à l’autre. Allez, par exemple, dire à un Russe que les échecs ne sont pas une activité sportive, et vous comprendrez qu’il s’agit d’un débat sans fin. Pour moi, l’e-sport est assez similaire aux sports dits " d’adresse " : à l’image du tir à l’arc, ou encore de la pétanque. Dans certains jeux (notamment dans les Moba ou les FPS) (1),tu vas retrouver le même besoin de parvenir à synchroniser ta réflexion intellectuelle avec un rapport, certes plus léger, à l’aspect motricité, mais tout de même assez présent. Ensuite, tu as tout le travail nécessaire à effectuer en amont pour devenir un "bon joueur", qui fait que tu vas retrouver les mêmes composantes de "travail" et "d’étude" que dans n’importe quelle autre activité sportive. Analyser une base de données, préparer une stratégie en amont, puis en direct, tout ça, finalement, tu vas le retrouver dans n’importe quel sport ou dans n’importe quel jeu. »

L’Esport possède, en outre, une autre dimension essentielle, qui le rend compliqué à appréhender pour le « vieux monde » sportif : il s’appuie sur notre monde connecté. L’empire

du Web lui a permis d’établir de solides fiefs sur la planète virtuelle, permettant, dans la foulée, l’émergence d’un Esport professionnel. « Avec l’arrivée d'Internet, l’essor va être faramineux, surtout depuis 2008-2009 », confirme Nicolas Besombes, « des structures très puissantes comme La League of Legends (2) vont devenir de véritables marques mondiales. Il faut noter toutefois que cette internationalisation ne gomme pas toutes les spécificités culturelles. L’Europe et l’Amérique du Nord vont être d’abord présentes sur les jeux de tir à la première personne et l’Asie davantage sur ceux de stratégie. »


Les sociétés commerciales, les télévisions, les nouveaux réseaux comme YouTube vont investir ce nouveau champ, qui se façonne de plus en plus autour de sa professionnalisation : joueurs ou joueuses salarié·es directement par les sociétés éditrices, apparition des commentateurs et commentatrices sportifs·ives pour accompagner la diffusion des tournois qui sont très regardés sur les diverses plate-formes (l’Esport est plus médiatisé que la plupart des sports, y compris en France). Cela en quelques années, quand il a fallu parfois un siècle pour que les « ancêtres » sur gazon ou sur piste y parviennent. Désormais, y compris les clubs de foot pros se dotent de « sections » Esport pour rester présents sur ce terrain qui fascine en grande partie leur « clientèle » habituelle. Il s’agit pour eux, comme pour les marques, de rester au plus près de cette population « jeune » fan d’e-sport, qui, par ailleurs, généralement, « consomme » aussi du sport classique.


L'inverse du geek

Cependant, voilà son paradoxe, loin de se résumer à une activité de stars d’un nouveau genre, les yeux rivés sur leurs écrans, il s’agit bien d’une activité culturelle de masse. Il n’est pas inutile de rappeler que cette économie dépasse désormais celle du cinéma et que les jeux vidéos représentent par ailleurs, à l’instar de tout produit culturel, un vecteur puissant, bien qu’incomplet voire dévoyé, « d’éducation » (edutainement, selon le terme américain, éducation + loisir), par exemple historique via des franchises telle que Call of Duty (3) (Jean-Luc Melenchon, alors député européen, n’avait pas si tort, « écoeuré par cette propagande », de s’emparer du sujet en attaquant, en 2014, la façon dont la Révolution française était traitée

dans la 5e série d'Assassin's Creed, jeu vidéo historique d'action-aventure décliné en romans, mangas, BD, courts métrages, une encyclopédie et, enfin, un film en projet).


« 800 000 joueurs réguliers sont recensés à peu près en France », prolonge Nicolas Desombes, « et, contrairement aux idées reçues, c’est un espace de socialisation, de ren-

contre, à travers le monde entier. L'inverse du geek coupé du reste de l’univers. » À ce propos, la logique de structuration et de sportivisation pourrait avoir des avantages, y com-

pris devant la prégnance du « marchand » dans cet univers. « Tu vas trouver des joueurs assez jeunes (les fameux millennials (4)) et sans réelle expérience sur le marché du travail », affine Philippe Rodier, « par conséquent, la reconnaissance de l’e-sport comme un sport pourrait apporter un cadre juridique permettant de structurer convenablement cette discipline et d’éviter les dérives potentielles. À mon époque (de 2000 à 2010), il était très facile pour une personne malavisée de profiter du " travail " d’une jeune équipe à partir du moment où il s’agissait de joueurs parfois assez " naïfs " ou tout simple- ment focalisés sur leur passion avant tout. Toutefois, les choses se sont un peu améliorées depuis. »


Le débat de l’intégration de l’e-sport dans le monde sportif classique n’est certainement pas clôt. Surtout que, loin de ce que l’on peut imaginer, les premiers et premières concerné·es,

amateurs·trices ou pros, s’avèrent loin d’être enthousiastes à l’idée de se mettre sous la coupe du CIO et de son mode de fonctionnement « à l’ancienne ». « La question qui va se

poser au fil du temps est : Faut-il intégrer l’e-sport aux Jeux olympiques ? » confirme Philippe Rodier, « je n’en suis pas certain, et même la communauté Esport est vraiment divisée sur le sujet. »

 

(1) Moba : arène de bataille en ligne multijoueur/euse (en anglais, multiplayer online battle arena). Il s'agit d'un genre essentiellement multijoueur qui se joue généralement avec deux équipes de cinq joueurs/euses. L'objectif pour chaque équipe est de détruire la structure principale de l'équipe adverse, au moyen des personnages contrôlés par chaque joueur

ou joueuse et avec l'aide des unités contrôlées par l'ordinateur.


FPS : sigle pour l'expression anglaise first-person shooter, également appelé Doom-like, est un jeu de tir à la première personne ou en vue subjective, c'est-à-dire que le/la joueur/euse voit l'action à travers les yeux du ou de la protagoniste. [Sources : Wikipédia]


(2) League of Legends est un jeu vidéo de type arène de bataille en ligne (Moba). Il est l'événement e-sport le plus regardé (43 millions de spectateurs·trices en ligne).


(3) Call of Duty (l'«Appel du devoir») est une série de jeux vidéo de tir à la première

personne sur la guerre. Les trois premiers opus de la série créée en 2003, prennent

place lors de la Seconde guerre mondiale tandis que les épisodes sui-

vants évoluent vers des conflits modernes fictifs. [Source : Wikipédia]


(4) Les enfants du millénaire (millennials), ou génération Y, regroupent, en Occident,

l'ensemble des personnes nées entre 1980 et l'an 20001. Perçue comme ayant des caractéristiques sociologiques et comportementales propres, elle est une cible particulière

dans le domaine du marketing. [Source : Wikipédia]

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